Troussier, tout sur le sorcier : partie 3

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« Oui, je risque d’entrainer la Guinée Équatoriale mais (…) »

Pierre Renard (MC) : Bon alors, l’avenir maintenant : encore combien d’années à Okinawa ? Ou alors combien de mois, de semaines ? On lit par-ci, par-là dans la presse que vous seriez en partance pour la Guinée Équatoriale

Philippe Troussier : Je suis effectivement en négociation avec la Guinée Équatoriale. J’y étais il y a encore une semaine. J’étais à Malabo… Est-ce qu’il y en a qui connaissent Malabo ? La Guinée Équatoriale, c’est un peu curieux parce que…

MC : Si vous pouviez situer la Guinée Équatoriale…

P.T. : Alors c’est dans la courbure… c’est une petite île qui est à une heure du continent entre le Cameroun et le Gabon. Et la Guinée Équatoriale, pour ceux qui ne le savent pas, c’est un pays qui organise la CAN (la Coupe d’Afrique des Nations, NDLR), le grand évènement du football africain qui aura lieu en janvier 2012. Ils l’organisent en relation avec le Gabon. Le gouvernement a souhaité me rencontrer : « Voilà, on organise la Coupe d’Afrique, nous avons un petit pays de football, est-ce que vous êtes prêt à piloter cette élite ? » Donc j’ai rencontré le chef d’État… parce que quand vous arrivez à ce niveau-là, vous rencontrez directement le chef d’État, le premier ministre, etc. Et donc il est question et il est fort possible que je puisse manager cette équipe à condition qu’ils acceptent le principe que j’ai une mission, ici, au Japon que je ne veux pas lâcher. C’est ma mission que d’être associé à un projet de développement sur l’île d’Okinawa et je suis censé faire à peu près une centaine de jours ici, au Japon, et donc je ferais les deux si éventuellement on se met d’accord.

Oui, je risque d’entrainer la Guinée Équatoriale mais encore une fois, et vous pouvez vous en douter, ce n’est pas une question de prestige. Parce qu’entrainer la Guinée Équatoriale, les gens vont dire « Il est fou ! » Je ne cherche pas de travail, sachez-le, mais éventuellement je rechercherais un « challenge ». Parce que la mission qui est la mienne, c’est vrai que je fais mon métier un peu autrement mais quand on parle de « challenge », d’incertitude du résultat, des bords du vestiaire, de la compétition, c’est vrai que ca me manque un peu et que peut-être à l’occasion d’une compétition comme la Coupe d’Afrique, je peux… voilà.

MC : Comment on fait pour aller d’Okinawa à Malabo ?

P.T. : D’abord, il faut que je retourne sur Paris… ou plutôt d’Okinawa que je retourne sur Tokyo, de Tokyo, que j’aille sur Paris. De Paris, il faut que j’aille chez moi, puisque je vis au Maroc, à Rabat. Ensuite, de Rabat, que j’aille à Casablanca et de Casablanca, je vais directement à Malabo. Pour vous dire, maintenant je mets des bas de contention sinon j’ai les pieds « comme ça » à chaque fois ! C’est un conseil que je donne pour ceux qui ont des problèmes de circulation… les bas de contention, c’est quand-même très très bien. Par contre, c’est vrai que le décalage horaire…

« Je pense que le plus grand plaisir, c’est quand on est entraineur. »

MC : Quelle est la partie de votre carrière de footballeur que vous préférez ? La partie ou vous étiez pro… pendant quoi, 7-8 ans ? Vous avez mis quelques buts ?

P.T. : Oui, oui, il y a eu une époque ou j’ai mis pas mal de buts.

MC : Huit ?

P.T. : Oui, huit buts sur une saison, vous êtes bien informé, et comme j’étais grand, on me demandait de les mettre de la tête. Mais pour répondre à votre question, je pense que le plus grand plaisir, c’est quand on est entraineur. Quand on est entraineur, d’abord, votre boulot c’est de transmettre un savoir, d’organiser votre équipe, d’imposer aussi votre vision du jeu.

Parce qu’il y a deux types d’entraineur : celui qui part du principe qu’il a un « concept » en s’attachant à concevoir l’entrainement, la préparation (ça va me permettre de revenir sur la méthode japonaise) et il y a un concept de penser que le football se joue selon une idéologie philosophique. Et moi je fais partie de ces entraineurs qui demandent aux joueurs, qui choisissent les joueurs en fonction de ce concept. Si le joueur de correspond pas, je ne le prends pas. Et il y a un 2ème type d’entraineur où le gars a un potentiel de joueurs et il s’adapte à ces joueurs psychologiquement, pratiquement, pour que les joueurs puissent s’exprimer.

Donc moi je suis plutôt du 1er type, ce qui me donne un côté un peu plus directif dans ma relation avec les joueurs. Si vous voulez, pour prendre une image que peut-être vous n’allez pas apprécier, il y a le mot « dressage » que les gens souvent n’apprécient pas… mais vous voyez l’idée ! C’est un peu à l’image du dresseur de lion : vous avez affaire à des animaux ou des personnes qui peuvent vous bouffer à toutes les secondes, donc il y a un rapport de force, comme une bête qui à tout moment peut vous croquer. Vous êtes comme dans une cage, dans un milieu qui est le vôtre, et l’objectif, c’est d’arriver à leur faire jouer un rôle, en interaction avec d’autres bien-sûr, pour assurer un spectacle. C’est un petit peu l’image qu’on a aujourd’hui d’une équipe de foot puisque le foot, c’est aussi un spectacle, avec des gens, qui viennent pour voir et donc le lien que vous avez avec vos joueurs, il vous faut un rapport de force, vous devez arriver à leur faire faire des choses qu’ils n’ont peut-être pas envie de faire, sous la contrainte.

Et maintenant, dans le système football, il y a aussi une espèce de répétition d’automatismes. Il ne faut pas croire que le gars, il prend le ballon et que « Alors, aujourd’hui, quoi ? Qu’est-ce que je décide ? Alors, t’es là, toi ? Passe ? » Non, non, c’est pas comme ça que ça se passe. D’abord le ballon, vous le recevez, vous avez quatre gars qui vous pressent… Vous pouvez imaginer que la notion de « créativité », elle est à zéro… Sauf à l’époque de Kopa, où là ils mettaient le pied sur le ballon, ils fumaient une cigarette… C’est fini ce temps-là. Aujourd’hui ça va trop vite donc la notion de « créativité » n’existe pas. Par contre, la notion de « créer des automatismes » pour que le joueur n’hésite pas…

Vous êtes dans une situation de pseudo-dressage, pour reprendre l’expression qui ne va peut-être pas vous plaire mais c’est pour vous donner une image. Et en même temps, dans votre cage où vous êtes le seul à décider, tout ce qui concerne les interférences, vous savez les clubs « Ouais mais le président, il veut faire l’équipe »… Ben le président, s’il rentre dans la cage, le lion il ne le connait pas, il le bouffe… Donc « Président, tu dégages. Par contre, donne-lui un bon bifteck, un bon salaire, et là tu fais ton boulot, président ». Donc, je trouvais que c’était une bonne image pour vous faire comprendre à la fois ce rôle que l’entraineur doit avoir pour inculquer et faire passer ces messages et surtout que le joueur joue le jeu en répondant à ce message et qu’ils assurent un spectacle… Donc on est un petit peu dans cette image-là… En tout cas moi, je considère mon travail, ma relation avec les joueurs, un peu de cette façon-là.

Alors, j’avais cité un jour sur RMC cet exemple-là… je vous dis pas les réactions des associations, etc. Ça me rappelle l’autre jour, encore une fois, je suis à l’aise pour en parler : une fois, j’étais avec une amie, on regardais des photos et effectivement, tous les joueurs de couleur… « Ben, t’as vu, on les voit pas beaucoup ! » Elle me dit : « Ah ouais, tu votes le FN, toi ? » Alors je lui dis : « Pardon ? » Tout de suite il y avait un lien ! Alors je me dis : « Dans quel monde je suis tombé ?! » Voilà donc des exemples qui me hérissent…

« Moi, j’ai été attaqué par des hooligans japonais… c’était 25 nanas en mini-jupe qui me lançaient des oursons bleus ! »

MC : Les gens sont effectivement un petit peu tendus à ce sujet-là… Pour en revenir un petit peu au foot, 1998-2002, vous avez laissé une empreinte sur cette sélection japonaise. Alors est-ce que vous pensez que les valeurs que vous avez inculquées aux joueurs sont restées ou alors est-ce qu’elles ont été un petit peu diluées par le retour du système Okada, qui n’a pas été franchement… Bon ils ont eu un résultat sympa mais…

P.T. : Elles ont été d’abord concentrées sur un groupe restreint. Parce qu’il faut savoir qu’à l’époque, tous les joueurs jouaient au Japon, sauf Nakata Hidetoshi. Et donc j’ai été obligé d’utiliser des techniques, des méthodes qu’on ne voit pas au Japon. Par exemple, j’aurais été un arbitre japonais en championnat anglais, j’arrête le match toutes les trois secondes. Si j’avais été un arbitre anglais au Japon, je me serais dit : « Mais je travaille pas aujourd’hui, c’est pas possible ! » C’est déjà pour vous donner le principe du foot au Japon et par là même, de la société nippone. Et d’ailleurs si on devait définir le « fair play » ou si on voulait définir le foot comme les Européens le veulent, je dirais « Arrêtez d’inventer des mots, venez voir ce qui se passe au Japon ! » Moi, j’ai été attaqué par des hooligans japonais… c’était 25 nanas en mini-jupe qui me lançaient des oursons bleus ! Pour vous donner le principe du foot au Japon… Et donc le « fair play », le drapeau « fair play », il devrait être tenu par un nom japonais !

On parle de « citoyenneté » des Français.. « Ouais, lui il est pas citoyen, on va le mettre en prison… » Mais on devrait l’envoyer passer trois semaines au Japon, il va voir ce que c’est de respecter un distributeur de boissons, il va comprendre, il va essayer de s’humaniser… C’est ça, la « citoyenneté », c’est pas de lui mettre dans la tête qu’il faut un terrain de football dans une cité ! « Il faut un terrain de basket ! » « Ben voilà. Vas-y, qu’est-ce qu’on fait ? » « Ben joue et puis voilà. » La « citoyenneté », c’est le respect, le plaisir de s’arrêter en plein milieu d’une forêt au Japon et de prendre une petite canette au distributeur… qui rend même la monnaie ! C’est extraordinaire, ça marche ! C’est pas comme le mec qui arrive à la fac à Paris : il met une pièce pour appeler sa femme ou sa mère…

–        « Je comprends pas, il marche pas ce téléphone !

–        Ben nan, il marche pas… T’as mis tes sous dedans mais ça marche pas…

–        Et l’ordinateur alors ?

–        Ben non, il marche pas.

–        Et elle est où la secrétaire ?

–        Ben nan, elle est pas là, elle est partie en congés. »

MC : Ça, ce sont les bons côtés du Japon mais est-ce que…

P.T. : Vous pouvez prendre un sandwich à 3h du matin au Japon ou avoir un massage à 4h du matin, vous pouvez le faire ! En France, à 18h, tout est bouclé !

Un Jacky, dans le public : Les « massages », pourtant, ça pourrait marcher en France !

P.T. : Vous êtes d’accord avec moi ! On a quand-même une qualité de vie… Quand je fais des stages, je vais surtout pas en France parce que… il n’y a personne. Je disais aux gens :

–        « Ben alors, tu travailles 35h maintenant, t’es content, t’as des vacances ?

–        Ben ouais, j’ai plein de vacances… Mais le problème quand je suis en vacances, c’est que celui qui est censé me faire mes vacances, il est aussi en congés ! Je pensais qu’avec plus de loisirs, j’allais avoir plus de service…

–        Non, non, parce que lui aussi, celui qui fait les loisirs, lui aussi il est comme toi… donc tu fais rien. »

Lui aussi il fait les 35h donc je suis en vacances, je veux un sandwich :

–        « Ben yen a pas, gars.

–        Une salade alors ?

–        Ben nan, ya pas, le mec qui les prépare, il est parti.

–        Bon ben, je rentre chez moi… Je vais regarder la télé, aller sur Internet… »

Donc c’est ça… Quels loisirs… Mais c’est excellent Internet, j’ai rien contre !

« Pour un Japonais, s’entrainer, c’est se fatiguer. »

MC : Les petits côtés qui vous ont un petit peu chagriné au Japon, les petits côtés difficiles…

P.T. : Pour revenir à la méthode de travail, vous êtes d’accord avec moi, je prépare mon équipe. Dans la notion de « préparer », il y a une notion d’« optimisation » alors que pour un Japonais, s’entrainer, c’est se fatiguer. Oui, s’il ne s’est pas fatigué, s’il ne s’est pas couché sur le terrain, il a pas travaillé. A l’image de mon staff qui est là, qui travaille trois heures et, s’il se lève parce qu’il a fini, tout le monde le regarde « comme ça ». Et à ce moment-là, il trahit la société.

En France, il y a le méchant, c’est le patron. « Les gars, on est en crise sociale, je sais pas comment je vais vous payer, il faut qu’on bosse plus. » C’est un peu ce que vous diriez à votre femme ou à votre enfant qui fait la grasse matinée jusqu’à 4h de l’après-midi : « Écoute, on a des problèmes. Pour que tu manges, il va falloir que tu te lèves et que t’ailles un peu bosser parce que si on continue comme ça, on va pas pouvoir assurer le manger et la maison. » C’est donc une politique que vous feriez, vous, dans votre maison.

Au Japon, celui qui se lève, l’employé, c’est lui le méchant parce que s’il se lève et qu’il a pas fait les heures nécessaires pour que l’employeur gagne plus d’argent pour pouvoir le payer, il trahit la compagnie. Donc c’est l’employé qui trahit. Et d’ailleurs le patron, il est tranquille. Il est sûr que, même si le mec il remet sa carte de visite trente fois par jour, il est obligé de rester jusqu’à la fin. Donc il y a une notion de travailler… pour se fatiguer.

Moi, quand je fais des interviews, il y a un gars qui me prend en photo… et il prend 800,000 photos ! Alors je lui dis : « Mais pourquoi tu prends 800,000 photos ?! » Alors qu’en France, le gars il est tout seul avec l’appareil, la caméra et le micro… parce qu’il n’y a pas les moyens d’avoir un staff. Même pour une société comme France Info ! Au Japon, je fais une interview, ils sont douze ! Et c’est comme ça que ça fonctionne. Dans le foot, il faut que le gars, il soit mort et, pour revenir au gars qui prend des photos, je lui dis :

–        «  Pourquoi tu prends plein de photos ?

–        Si je rentre au bureau, j’ai pas toutes ces photos, le mec il me vire ! Alors que là, j’ai 8 kilomètres de pellicule, il me dit « Ah, t’as bien bossé, toi ! » »

Résultat, il a bien bossé mais il a utilisé huit kilomètres de pellicule et le soir, aux infos… trois secondes. Alors que le gars il a filmé 300 kilomètres… Mais il a « bossé ». (…)

Enfin bon, c’est pour vous expliquer que la méthode est une méthode qui n’est pas optimale… Et si vous ne donnez pas cette réponse au joueur, si le joueur n’a pas le sentiment d’être vidé, vous êtes en conflit. Et moi, je me suis d’ailleurs battu à ce niveau-là parce que je pensais mes joueurs prêts, ils avaient bien travaillé, ils avaient du jus, ils communiquent, ils savent ce que leurs copains vont faire… Mais chez le Japonais, il y a ce que j’appelle le « wakarimashita system » (wakarimashita = ‘oui, d’accord‘, NDLR), ce qui veut dire qu’il y a un cerveau qui réfléchit pour les autres. Moi, j’ai une secrétaire qui pleure tout le temps parce que, quand on appelle une secrétaire française :

–        « Allô Nathalie, j’aurais besoin que vous me prépariez ce dossier.

–        Oui monsieur, pas de problème.

Deux minutes après :

–        Nathalie, je souhaiterais que vous me fassiez aussi ce dossier.

–        Là par contre, si je dois le faire aussi, je vais être obligée d’y passer mon samedi… et peut-être mon dimanche… A moins que ça ne soit pas urgent. »

Alors qu’au Japon, elle va tout accepter… Et après 25 « wakarimashita », elle va recompter et se dire « Mais je ne peux pas dormir. Mais je ne peux pas manger. Mais je ne peux rien faire. » Et donc elle va tomber en dépression parce qu’elle ne peut pas dire non. (…) Donc c’est vrai que dans notre système à nous, on a quand-même une certaine qualité de vie. Enfin, c’était pour dire qu’il y a dans la méthode…

MC : Du ressenti…

P.T. : Oui voilà. Alors moi, j’ai la chance de faire un métier ou le langage est universel. Que je mette un ballon au milieu de Burkinabés, de Chinois, de Français ou de différentes personnes… La relation dans mon travail, mon « bureau », lui, est toujours le même, la problématique est toujours la même; donc ça, c’est un avantage. Et le langage est un langage de signes, un langage de rôles, et je n’ai pas besoin de connecter intimement… sauf en France ou je suis obligé de dire aux joueurs que je les aime. On n’a pas besoin de se connecter en une relation intime avec le joueur pour lui faire comprendre. Et ca, c’est un avantage.

La suite, demain !

Séquence audio n°3 :


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