La genèse de la J.League : partie 2

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En 1993, en partenariat avec la JFA, Saburo KAWABUCHI lança triomphalement la J.League, premier championnat de football professionnel au Japon. Succédant au piètre amateurisme de la JSL, ce projet fut un véritable pari pour ses organisateurs qui eurent à faire face à de nombreux défis comme la concurrence des entreprises ou encore la modernisation des infrastructures en une période relativement courte. Quelles ont été les clés du succès dans un pays jusque là dominé par le baseball ? Surtout, pourquoi avoir mis sur pied une telle organisation ? A l’heure où se joue sa 16e saison, Nippon-Ganbare se propose de revenir sur la genèse de la ligue qui aura permis d’accomplir la métamorphose du football nippon au cours de la dernière décennie et qui demeure encore aujourd’hui son épine dorsale.


’’La J.League, révolution sociale’’

Le logo de la J.League

Alors, pourquoi ne pas tenter le coup et voir les choses en grand ? C’était le moment ou jamais : quelques années plus tard et le projet aurait certainement échoué en pleine période de récession économique alors qu’au contraire le début des années 1990 marquait toujours l’avènement d’un Japon riche, prospère et confiant dans l’avenir.

La J.League posa un certain nombre de conditions strictes aux équipes de JSL désireuses de rejoindre la future organisation :

1. Les clubs doivent être des entreprises reconnues spécialisées dans le domaine du football (pour forcer les joueurs et entraîneurs à être entièrement professionnels, c’est-à-dire dédiés au sport).

2. Les équipes ne doivent pas porter le nom de leur propriétaire (contrairement à la JSL et au baseball, afin qu’elles ne servent pas seulement d’outil publicitaire pour les entreprises).

3. Les équipes doivent représenter la ville qui les accueille et doivent intégrer la préfecture dans leurs sponsors officiels.

4. Dans un souci de développement local et régional, aucune équipe n’a le droit de se baser à Tokyo même.

5. Chaque équipe doit se doter d’un stade à usage régulier d’au moins 15 000 places avec éclairage à projecteurs.

6. Chaque club doit avoir une équipe réserve et un centre de formation chargé de gérer trois équipes de jeunes aux niveaux des moins de 12 ans, 15 ans et 18 ans.

7. Chaque club doit employer au moins 18 joueurs à contrats professionnel ainsi que des entraîneurs disposant des licences agréées par la JFA pour exercer leur profession. Seuls 3 joueurs étrangers (n’ayant pas la nationalité japonaise) peuvent être admis dans l’équipe.

8. Chaque club devra verser une indemnité d’adhésion annuelle de 130 millions de yen (env. 1 million de dollars US) à la J.League.

9. Chaque club devra accepter les règlements de la JFA et de la J.League.

Ces conditions étaient extrêmement sévères pour l’époque, notamment le volet concernant les infrastructures et enceintes sportives : en effet, bon nombre d’équipes de la JSL ne disposaient que de stades pluridisciplinaires à capacités réduites dues à des contraintes géographiques ou économiques, l’affluence d’un match amateur ne dépassant généralement pas les 3000 spectateurs. La J.League a opté pour un standard un peu plus élevé, ce qui a surpris au premier abord la presse nippone qui « s’interrogeait sur l’utilité d’enceintes si vastes pour si peu de supporters« . En fait, les organisateurs estimaient que des enceintes moyennes étaient largement suffisantes pour pouvoir bénéficier d’ambiances suffisamment conviviales durant les matches ; mieux vaut un petit stade bien rempli qu’un grand à moitié.

Le Kashima Soccer Stadium, stade construit spécifiquement pour la J.League (ici le projet)

Pourtant, malgré cette évidente restriction, vingt des vingt-huit équipes de la JSL posèrent leur candidature pour devenir membre de la future organisation. Dix furent finalement retenues, alors que les plans originels ne prévoyaient que six équipes. C’est ainsi que la JFA et la Professional Soccer League (comité ayant présidé à l’élaboration et qui comprenait d’éminentes figures du football japonais comme Ken NAGANUMA, Tadao MURATA et Shunichiro OKANO) annoncèrent la création le 1er juillet 1990 de la première ligue professionnelle de football, la J.League, abbréviation de Japan League. Celle-ci fut accompagnée de la Japan Professional Soccer League Corporation le 1er novembre de la même année, destinée à mettre en place le nouveau championnat prévu pour le printemps 1993.

La localisation géographique des dix clubs sélectionnés

Dans les conditions énoncées par les organisateurs, on pouvait trouver trace du fameux « plan de révolution sociale » que devait représenter la mise en place de la J.League selon son premier président et créateur Saburo KAWABUCHI. Allant plus loin que le simple renforcement de l’Equipe Nationale, la J.League se devait d’être une « bulle d’oxygène » dans une société japonaise dominée par la vie en entreprise. Dans sa conception, les Japonais méritaient d’avoir un sport capable de les représenter dans leur vie quotidienne plutôt qu’au travail comme pouvait le symboliser le baseball. Ainsi, si le baseball donnait l’impression de représenter le Japon « traditionnel » dans tout son formalisme, la J.League devait au contraire jouer la carte de l’internationalisme et permettre aux Japonais de « se sentir tour à tour Argentins, Brésiliens, Allemands »…grâce aux nombreuses stars internationales qui la composerait et à son ambiance festive si particulière propice à l’expression totale de chaque personnalité. En d’autres termes, elle proposerait aux Japonais de devenir « un tout petit peu moins Japonais » en l’espace d’un match. C’est aussi en cela que les organisateurs ont privilégié une implantation locale et régionale pour les équipes de la J.League, parfois loin de la capitale (Hiroshima, Kashima…) ou dans des zones urbaines situées en périphérie (Urawa, Nagoya…), et qui devaient être renommées en conséquence. Cela s’inspirait directement du modèle allemand des Sportschule (centres sportifs géants) gérés par les communautés locales et que KAWABUCHI avait eu l’occasion d’observer dans sa jeunesse durant son séjour à Duisbourg.

Cette ouverture à l’internationale que prônait la J.League se ressentait jusque dans les noms mêmes des équipes qui la composeraient, certaines portant des noms exotiques comme « Verdy Kawasaki » (de verde, vert en portugais) ou encore « Yokohama Marinos » (« Marino » signifiant « marin » en espagnol), « Gamba Osaka » (mélange entre « gamba », « jambe » en italien, et « gambare » signifiant « encourager / persévérer » en japonais), « Yokohama Flügels » (« flügel » = « aile » en allemand)…Il fut en outre décidé que le championnat serait divisé en deux phases à la manière sud-américaine, les vainqueurs de chacune s’affrontant dans une finale pour décider de son sort.

Les clubs sélectionnés et leurs affiliations

Les dix équipes sélectionnées répondaient ainsi non seulement aux critères officiels établis par la J.League mais également à d’autres beaucoup plus « officieux » comme la probabilité d’attraction des supporters et l’absence de toute autre équipe professionnelle (notamment de baseball) dans la ville ou la région avoisinante. On retrouva donc JR East Furukawa (renommé JEF United Ichihara, préfecture de Chiba, baie de Tokyo), Mitsubishi Motors (Urawa Red Diamonds, Saitama, banlieue de Tokyo), Mazda F.C. (Sanfrecce Hiroshima, Chugoku), Nissan F.C. (Yokohama Marinos, baie de Tokyo), Yomiuri Nippon F.C. (Verdy Kawasaki, baie de Tokyo), Sumitomo Metals (Kashima Antlers, Ibaraki), Toyota F.C. (Nagoya Grampus Eight, Aichi), Matsushita Electric (Gamba Osaka, Kansai), ANA-Sato Kogyo (Yokohama Flügels, baie de Tokyo). Seul Shimizu S-Pulse (Shizuoka) ne possède aucun passif corporatiste en JSL et a été monté de toutes pièces par des investisseurs locaux en vue d’intégrer la J.League. Si les clubs n’avaient pas formellement le droit d’inscrire l’équipe au nom de l’entreprise pour privilégier l’aspect local, il était néanmoins possible de l’adjoindre afin de refléter une certaine continuité, ce qui explique les traces discrètes laissées au sein des écussons : ainsi, le « A.S. » des Flügels faisait référence à ANA-Sato ; dans celui de Verdy, on pouvait lire en toutes lettres « Yomiuri Nippon F.C. » ; les Reds affichaient « Mitsubishi Urawa » ; JEF United avait écrit en filigrane « JR East Furukawa » ; pour les Marinos, c’était un « Nissan F.C. » en petits caractères, etc. Hiroshima, Kashima, Shimizu, Nagoya (et Gamba dans une certaine mesure) n’ont pas voulu renvoyer à leur passé ou à leurs appartenances respectives, si ce n’est à travers leurs sponsors maillots bien évidemment.

Les écussons des clubs

’’La question du marketing’’

Le logo des J.O. de Los Angeles en 1984

Cependant, créer la ligue était une chose ; la promouvoir en était une autre. Car si les investisseurs avaient beaucoup d’argent, ils n’étaient pas prêts non plus à en jeter par les fenêtres. Il restait donc aux organisateurs à trouver le moyen de solliciter à la fois l’attention des Japonais et celle des médias. Pour ce faire, plusieurs dirigeants de la J.League firent un premier séminaire en Europe pour s’instruire en premier lieu des méthodes de gestion de clubs en vigueur. Ils passèrent notamment trois jours en Allemagne au sein du club du Bayer Leverkusen (Bundesliga), où ils apprirent qu’il existait trois types de salaires pour les joueurs : le salaire de base, la prime à la prestation et la prime à la victoire. Cela se distinguait assez nettement du système japonais en baseball où tous les joueurs recevaient un salaire annuel fixe qui ne pouvait être affecté par leurs performances ; ici, les mesures étaient incitatives à la victoire en fournissant une contre-partie financière substantielle aux joueurs. Une bonne répartition des salaires permettrait en outre d’assurer une meilleure gestion du sponsoring, crucial pour la vie d’un club de football. Mais cela ne résolvait pas pour autant la question du marketing que peu d’équipes européennes développaient réellement, les autres se satisfaisant des ventes de billets, maillots et autres écharpes pour subvenir à leurs besoins. Même Saburo KAWABUCHI était farouchement opposé à toute publicité sur les maillots des équipes dans son idée de rompre avec les logiques précédentes et en suivant l’exemple de la grande majorité des championnats européens qui n’en proposaient pas non plus. Seulement, il dut finalement se résoudre à accepter l’idée car un tel système avait déjà fait ses preuves auparavant, notamment lors des J.O. de Los Angeles de 1984 qui ont constitué le véritable tournant de l’alchimie réussie entre business et sport. En effet, les organisateurs avaient décidé de limiter le nombre de sponsors à 30 (un seul par épreuve) en vue d’augmenter la valeur relative de l’évènement. Les sponsors devaient alors payer très cher pour pouvoir figurer dans la liste ; par conséquent, ils furent obligés de rentabiliser leurs investissements en produisant un certain nombre de publicités accompagnées du logo des J.O. qui faisait alors office de « sceau d’authenticité ». Cela faisait en réalité de la publicité gratuite pour les organisateurs qui n’avaient pas payé un sou dans la transaction pour y faire apposer leur logo. Ainsi, les J.O. de Los Angeles furent les toutes premières olympiades à dégager des bénéfices par le biais de cette méthode originale de gestion des royalties. Méthode qui sera ensuite reprise par les différentes organisations sportives nord-américaines.

Un exemple de publicité arborant le sceau des J.O. (ici les manufacturiers Murray pour le cyclisme)

Dès lors, il devenait évident aux yeux des organisateurs de la J.League que le modèle à suivre n’était pas seulement européen mais aussi et surtout américain : une délégation fut ainsi envoyée en 1992 aux Etats-Unis, seul pays au monde capable d’administrer quatre championnats sportifs de haut-niveau différents (NBA, NHL, NFL, MLB). Ainsi, les responsables de la NBA et de la MLB leur enseignèrent comment gérer adéquatement les droits photos, de retransmission télévisée, les autorisations médias, etc. Ceux de la NFL leur offrirent une véritable leçon de marketing sportif à l’occasion de la tenure du XXVIIe Super Bowl qui devait se dérouler au Rose Bowl de Pasadena en Californie le 31 janvier 1993. Les représentants de la J.League furent hautement impressionnés par le merchandizing déployé pour l’occasion : ville aux couleurs du Super Bowl, assortiment de produits divers (cartes de joueurs, souvenirs…) distribués aux spectateurs,  établissement de boutiques officielles dans le périmètre du stade…Rien n’était laissé au hasard pour transformer un simple match sportif en évènement majeur.

Poster officiel du XXVIIe Super Bowl

Alors, en revenant au Japon, les organisateurs de la J.League eurent tôt fait de revoir leur copie en fonction de ce qu’ils avaient pu observer à la fois aux Etats-Unis et en Europe. La J.League créa quatre sociétés affiliées : J.League Pictures (chargée des droits de retransmission), J.League Photo (chargée des photographies), J.League Enterprise (chargée du merchandizing), J.Safety (gestion des assurances des joueurs, managers, entraîneurs…). KAWABUCHI permit le sponsoring des deux phases qui composeraient le championnat, attribué à Suntory (marque de boisson) pour la première et à Nicos (marque de carte de crédit) pour la seconde, en s’inspirant volontiers de ce qui s’était fait en la matière en Angleterre avec la « Barclays Premier League ». Puis il confia le design des maillots que porteront les équipes à l’équipementier sportif Mizuno, jusque là limité au golf et au baseball mais qui était séduit par le projet, en précisant qu’il fallait « inscrire la J.League dans un monde à part ». Le résultat final fut sans appel : les équipes, qui avaient choisi au préalable leurs couleurs, eurent à leur disposition des maillots aux couleurs éclatantes et aux motifs parfois abstraits, ce qui allait dans le sens inverse de ce que faisaient les autres équipementiers à la même époque.

Les maillots conçus par Mizuno pour chaque équipe

La J.League s’appuya ensuite sur Sony Creative Products, la branche marketing de la célèbre firme électronique nippone, pour donner de l’identité aux équipes et développer leurs gammes de produits officiels. Sony Creative avait fait de sa spécialité les jouets pour enfants et le coeur de cible de la J.League étant familial, les clubs ont bénéficié de logos et mascottes aux profils quelque peu « cartoonesques » (ou du moins dynamiques) puisque les designers avaient une nouvelle fois pris pour exemple ce que proposaient les équipes des ligues nord-américaines et parfois européennes.

Les mascottes de chaque club (cf. également les écussons)

En 1993, en partenariat avec la JFA, Saburo KAWABUCHI lança triomphalement la J.League, premier championnat de football professionnel au Japon. Succédant au piètre amateurisme de la JSL, ce projet fut un véritable pari pour ses organisateurs qui eurent à faire face à de nombreux défis comme la concurrence des entreprises ou encore la modernisation des infrastructures en une période relativement courte. Quelles ont été les clés du succès dans un pays jusque là dominé par le baseball ? Surtout, pourquoi avoir mis sur pied une telle organisation ? A l’heure où se joue sa 16e saison, Nippon-Ganbare se propose de revenir sur la genèse de la ligue qui aura permis d’accomplir la métamorphose du football nippon au cours de la dernière décennie et qui demeure encore aujourd’hui son épine dorsale.
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